Quelque part en 1988.
« M’man ? Pourquoi vous m’avez appelée Robyn ? »
Elle ne prenait même pas la peine de lui répondre, se contentant d’un maigre sourire. Robyn ne s’était pas adressée à la bonne personne de toute façon. Ce n’était pas sa mère qui prenait les décisions, qui prenait position, ici. Sa mère n’avait même pas de personnalité ou d’opinion propre. Du haut de ses dix ans, Robyn avait déjà compris que son père l’avait épousée parce qu’elle savait s’effacer et enfanter. En parlant d’enfant… Les plaintes de son petit frère se faisaient entendre. Il était fatigué et attendait son tour pour que sa mère vienne lui souhaiter une bonne nuit. Et quand le porteur du nom de Brixton appelle, il faut accourir.
« C’est parce que vous vouliez un garçon ? »
Sa mère s’assit au pied du lit, sa main caressant tendrement les genoux de sa fille.
« Au départ, peut-être. Mais tu sais, il te va bien ce prénom. Il sonne comme un chien qui aboie. Et tu passes ton temps à prendre des colères… »

Can't go home alone again,
need someone to numb the pain.

Historique.
Les Brixton était une famille de Sangs-Purs assez neuve. Pureté du sang assurée depuis près de quatre cents ans, ils étaient encore loin du prestige. Mais ils s’y essayaient. Riches ? Oui, et ils en étaient fiers. Cette fortune, ils ne l’avait pas amassée à la sueur de leur front. Non, ça sentait la sueur de moldu. Un de leurs ancêtres s’était lancé dans une entreprise d’exploitation de diamants. Ce genre de trucs, ça sauve des mariages, ça en crée et ça vaut cher. Mais même le diamant, ça finit par lasser visiblement. Les bénéfices stagnaient, et les Brixton craignaient la perte financière. Alors ils avaient redoublé d’efforts dans l’exploitation. Pour un truc nouveau, un truc révolutionnaire, un truc que tout le monde s’arracherait. Le coltan. Le nom d’un minerai bien moins reluisant, pourtant si nécessaire chez les moldus. La multiplication de leurs appareils électroniques, et leurs efforts incessants pour les améliorer les avait conduits au besoin de coltan. C’était une nouvelle mine d’or. Et effectivement, la chambre forte de Gringotts n’avait jamais été aussi pleine. Côté politique ? Ils ne s’estimaient pas assez puissants pour s’en préoccuper. Bien sûr, il fallait quand même rester dans les bonnes grâces du maximum de familles de Sangs-Purs, sans toutefois vexer les autres. Les Brixton n’ont jamais intégré les Mangemorts. En revanche, ils n’hésitaient pas à leur donner quelque information croustillante dès que l’occasion se présentait. Un service en appelait un autre, après tout.

Robyn était l’aînée de cette petite fratrie. Une déception, et ce dès la naissance. La faute à son genre, qui ne pouvait selon ses parents perpétrer le nom. Il fallait un autre enfant. Elle n’avait pas de souvenirs de sa vie avant l’arrivée de son frère, mais elle était presque sûre qu’elle n’avait pas été mieux traitée quand il n’était pas encore là. Et puis King était arrivé. Un garçon, le garçon. Sa naissance avait été une insulte pour Robyn. Né le même jour qu’elle, tous ses anniversaires étaient à la gloire du petit frère. À croire que mes parents n’avaient qu’un seul jour dans l’année pour forniquer. Robyn n’était alors plus qu’une âme à garder en vie, le temps de lui trouver un bon parti et d’espérer renforcer le lien des Brixton avec les plus grandes familles de Sangs-Purs. On attendait d’elle qu’elle soit comme sa mère : effacée, discrète, toujours souriante et acharnée à satisfaire sa famille ou ses convives. Une maîtresse de maison et une femme aimante, en somme. C’était tout ce que ses parents lui demandaient, tout ce qu’ils attendaient d’elle. Elle n’avait pas besoin de plus.

Parlons-en, de sa mère, d’ailleurs, bien qu’il n’y ait pas grand chose à dire sur elle. Mariée à l’héritier des Brixton à l’époque, elle avait fait carrière au Ministère de la Magie. Ça a l’air d’être prometteur jusque là. Mais Robyn sait que son mariage n’a pas participé à l’épanouissement de sa mère - bien que celle-ci ne l’admettrait jamais - et sa carrière se résumait à des postes tels qu’assistante personnelle, surveillante des hiboux, hôtesse d’accueil. Quand sa mère parlait de ses évolutions professionnelles lors des repas de famille, Robyn était bien incapable de dire s’il s’agissait de promotions ou de punitions. Même dans son travail, elle n’était qu’une présence, des yeux pour surveiller des choses de moindre importance ou un joli visage à afficher derrière un bureau ou un comptoir, sans jamais rien lui laisser faire d’important. Robyn s’était convaincue que sa mère était bien incapable de faire quoi que ce soit d’important, ou n’importe quoi qui relevait d’une volonté propre à cette femme de toute façon. Elle ne pouvait que contempler cet exemple, et espérer ne jamais terminer comme ça.
Même à la maison, elle n’était qu’un écho de la voix de son père. Les mots du géniteur résonnaient dans sa bouche. Et il n’y avait qu’une règle d’or : traiter King comme un roi.

Robyn s’était fait un plaisir d’enfreindre cette règle à de nombreuses reprises. Elle rejetait corps et âme ce dernier venu dans la famille. Déjà parce qu’il lui volait la vedette lors de ses anniversaires, à un point tel qu’on oubliait parfois que la petite blonde gagnait en âge elle aussi. Dans les meilleurs des scénarios, elle avait droit aux restes du gâteau réalisé en l’honneur de King. Et puis parce qu’il lui volait la vedette partout, en fin de compte. Il était la seule voix de la fratrie qui était entendue et louée. Le seul avis qui importait. Elle savait que si elle voulait quelque chose, il fallait que ça passe par lui. Et en tant que tout bon petit-frère qui se respecte, il traînait toujours derrière sa soeur. Le problème quand elle était jeune, c’est que Robyn n’avait pas de grandes ambitions. Et tout ce qu’elle demandait se résumait à de nouvelles fringues ou des voyages.

Et puis, Robyn est entrée à Poudlard. Le Choixpeau l’a fit intégrer les Serpentard. Elle n’était pas convaincue par ce choix, mais c’était presque une obligation dans la famille. Robyn savait qu’il y avait quelques Serdaigles du côté de sa mère. Mais c’était mieux d’aller chez les Serpentard, si on voulait rester dans ce qui ressemblait aux bonnes grâces du père Brixton.
Et finalement, ça avait été une bénédiction que d’entrer à Poudlard. Enfin, elle pouvait s’intéresser à des choses plus importantes que sa famille. Apprendre des sorts, des potions, devenir plus puissante et plus indépendante au fil des ans. Ma mère avait été dans la même école, pourtant. Elle s’était fait des amis aussi. Et pas mal d’ennemis. Et plus tard, quand les hormones avaient commencé à la travailler, plus que des amis. Lors de soirées clandestines, où le jus de citrouille était aussi altéré que les esprits, Robyn s’était employée à se créer des relations. Pas de celles dont voulaient ses parents, que ce soit pour elle ou pour eux, mais elle relationnait quand même. Jusqu’au jour où ses yeux embrumés s’étaient posés sur Vael, et où une accolade était devenue la source de ses pires cauchemars éveillés.

Décembre 1995.
Les rayons de la lune éclairaient la salle de bain. Robyn venait de sortir de sa douche, et son regard était perdu sur la rondeur de l’astre. Pas parce que le spectacle était saisissant, c’était un phénomène que n’importe qui pouvait observer à peu près tous les mois. Mais c’était bien parce que cela faisait un mois qu’elle n’avait pas vu la pleine lune. Robyn n’était pas perdue dans des questions existentielles, elle avait juste un plus gros problème : elle n’avait pas saigné depuis plus d’un mois. Et pas du genre à être déréglée, de ce côté-là. Sa beuverie, puis sa coucherie avec Vael lui revenaient en mémoire. Se pourrait-il que… ? Non, il ne fallait pas. Pas parce que Robyn était encore jeune, ce n’était qu’en seconde place sur sa liste de préoccupations. Mais parce qu’elle savait que trop bien les conséquences qu’elle subirait au moment où ses parents en seraient informés. Quel déshonneur, quelle disgrâce ! Tous leurs efforts pour n’en faire qu’une femme bonne à marier et transmettre un sang irréprochable, à l’image de sa propre mère, pour que Robyn détruise tout à cause d’une soirée qu’elle avait un peu trop arrosé. Elle avait pensé à cette éventualité. Et si elle devenait aussi ronde que la lune, qu’est-ce qu’elle ferait ? La question était plutôt de savoir les conséquences qu’elle subirait de la part de ses parents. Et la réponse était évidente : il fallait qu’elle s’exorcise si elle voulait survivre. Pas parce qu’elle portait un enfant hors mariage. C’était encore un défaut qu’il était possible de corriger. Mais parce que l’enfant n’avait pas la bonne ascendance. Et c’était une trop grosse tâche sur le tableau familial pour que ce soit toléré.

Devant son miroir, elle se mit de profil. Pas de grosseur. Mais quand le ventre commençait-il à gonfler ? Pas tout de suite, sûrement, mais ça ne valait pas le coup d’attendre pour avoir une réponse claire. Elle s’infligea toute une série de coups de poings dans l’abdomen, assez forts pour que des bleus se forment ensuite. Dans le meilleur des cas, cela déclencherait ses règles. Dans le pire des cas, elle finirait peut-être par expulser une graine d’humain en allant pisser. Et puis après tout, peut-être qu’elle était juste stressée. Son année à Poudlard sera déterminante pour la suite de sa carrière. Il fallait d’ailleurs qu’elle pense à son avenir. Oui, c’était ça. Juste du stress.

You ruined everything, you stupid b*tch.

date/date
Enfin seule. Robyn avait signé son divorce, empochant un léger pactole par la même occasion. D’accord, elle avait dû signer un contrat de mariage pour ne pas plumer Jamie, mais elle avait posé la condition qu’il ne la mette pas à la rue non plus si leur idylle arrivait à une fin. Elle s’était aussi permise de prendre une caisse de bouteilles de rouge mais ça, ça ne faisait pas partie du contrat. Et elle s’en tamponnait les ovaires. Elle rejoignait finalement son appartement miteux. La dernière fois qu’elle l’avait quitté, c’était il y a quelques mois. Elle savait qu’elle aurait à y faire un grand nettoyage, mais ce n’était pas sa priorité du tout. La porte s’ouvrit, lui offrant le bordel qu’elle y avait laissé derrière. Juste un peu plus empoussiéré. Des cadavres de bouteilles d’alcool en tous genre jonchaient le sol et à peu près toutes les surfaces supposées libres des meubles. Robyn n’y prêta pas attention, et se jeta sur son canapé déformé. Cela souleva un petit nuage de poussière, mais elle n’en avait rien à faire. Elle était enfin seule. Seule avec elle-même. Pas de cris d’enfants, pas de Naine Folle, pas de Vael, pas de belle-mère, pas de Jamie. Personne. Juste elle, et sa vue prenante sur son plafond. Le seul endroit qu’elle pouvait regarder sans penser à faire du nettoyage. Même si ça mériterait une autre couche de peinture, histoire d’uniformiser. Elle savait déjà qu’elle ne s’en occuperait jamais. Au lieu de ça, elle s’empressa de déboucher la première bouteille de vin de la soirée. Elle l’enfila d’une seule traite. Elle avait soif. Puis elle déboucha la deuxième. Elle prenait le temps de la savourer, si seulement elle avait le palais assez sophistiqué pour savourer du vin. Puis la troisième bouteille. Celle-ci fut plus difficile à avaler, tout comme la pilule du divorce. Mais gorgée après gorgée, elle la terminait. Et enfin, la quatrième bouteille. Robyn ne pouvait presque plus se tenir debout. Aligner deux mots ? Mission impossible.
Étrangement, c’est dans cet état qu’elle se préoccupa enfin de son ménage. « Repulso ! » criait-elle sur les bouteilles vidées, les faisant exploser. Dans l’idée, c’était pour ensuite les faire ramasser et jeter d’un coup de baguette magique. Elle se rata deux ou trois fois - ou plus. Un vase tomba à terre, une fenêtre se brisa. Elle s’amusa une dizaine de minutes, puis s’affala à nouveau, sans réussir à trouver le sommeil. Une douche, c’est ça qu’il me faut.

Elle se dirigeait vers sa salle de bain, tant bien que mal, déterminée à se laver de sa journée et de sa soirée. Elle ôta ses vêtements, se dirigea vers sa baignoire mais se stoppa net en chemin. Son regard avait capté celui que lui renvoyait le miroir posé au-dessus du lavabo.
Dans le reflet de ce miroir, elle voyait au-delà que l’image d’elle qu’il lui renvoyait. Elle voyait bien ces mèches blondes sauvages, ces yeux clairs et ternes, ces lèvres qui pouvaient sans effort s’élargir en un sourire enjôleur. Même elle, elle se trouvait mignonne dans cet état. Mais elle voyait la personne que lui renvoyait le miroir, et pas seulement le reflet. Le déchet sous le joli emballage. Il suffit de voir dans quoi je vis pour s’en rendre compte. Des bouteilles de vin vides ornaient les rebords de sa baignoire, au milieu des différents savons et lotions. Dans ce reflet, elle ne voyait que la mère indigne, l’horrible amie, l’infernale ex-femme, la fille et la soeur rejetée. C’était l’alcool. L’alcool qui avait ajouté le mauvais filtre sur la vision de Robyn. Mais elle était là, debout, seule, face à elle-même. Et elle ne voyait que les mauvais côtés, elle voyait sûrement la façon dont ceux qui la connaissaient la voyaient. Juste un déchet, ou un monstre. Un monstre sous un air angélique. Une incarnation de l’innocence camouflant un intérieur pourri et moisi, tout comme cet appartement.
Robyn ne sentit pas ses muscles se contracter. Elle ne s’aperçut pas de cette fugace pensée qui l’avait traversée. Elle ne ressentait que de la colère et du dégoût, dirigés vers une seule personne : elle-même. Pour une fois qu’elle ne jetait pas la faute sur quelqu’un d’autre. Son poing se logea directement dans le miroir, avec une force incroyable. Le reflet se brisa, le verre aussi. Quelques éclats volèrent et se fichèrent dans les cheveux de Robyn. Un autre lui entailla la joue. Ses doigts étaient en sang. Mais au moins, elle ne voyait plus le monstre dans son miroir. Elle ne voyait que des fragments d’elle-même, devinant des larmes dans ses yeux hagards, et la mâchoire serrée par la haine.

Avril 2010.
Robyn avait un genre de salutations spécifique pour les hommes avec lesquels elle avait couché, et avec lesquels ça s’était mal terminé : « Salut, pauvre merde. » La cave à vin lui avait manqué. Oui, d’accord, c’est un restaurant. Mais c’est avant tout une cave à vin. C’était comme ça que Robyn avait toujours appelé cet endroit. Elle ne savait même plus si elle l’avait entendu d’une autre bouche, ou si c’est elle qui avait commencé cette mode de ne pas montrer de respect à ce restaurant. Jamie se tenait de l’autre côté du comptoir, l’air peu ravi de retrouver son ex-femme. « Ça fait un moment, hein ? Qu’est-ce tu deviens ? Non. En vrai, dis rien. Je m’en fous. Je viens juste consommer. » Elle s’installait, elle avait soif. « Alors, je vais prendre… Devine ! » Silence. La plaie, il va vraiment essayer de deviner ? « Tu sais quoi, sers-moi n’importe quoi. Ça aussi, j’m’en fous. » Chose qu’elle faisait rarement : elle alignait quelques pièces sur le comptoir, en direction de Jamie. Quand elle consommait chez lui, elle payait. Il n’avait pas à le lui demander, mais c’était un principe de Robyn s’efforçait de suivre, bien que les bénéficiaires de ce principe étaient rares. Elle l’avait suffisamment plumé. Et il vendait du vin. Deux bonnes raisons pour ne pas le rajouter à sa liste des ennemis jurés. Mais ça ne m’empêche pas de continuer de l’emmerder quand même. « Vael m’a dit que t’avais l’air d’avoir des vues sur une bibliothécaire, comment ça se passe ? » Elle avait un sourire narquois en coin. Elle savait très bien comment ça se passait, comment ça s’était passé. Elle prit un air faussement surpris, elle n’était pas là pour convaincre qui que ce soit. « Oh non, me dis pas qu’elle s’est barrée, elle aussi ? » Changement d’ambiance dans la salle. Pas grave, ça amusait Robyn. « Joanne, Joëlle ? Peu importe. Paraît qu’elle s’est envolée. Pouf ! Disparition. J’ai entendu qu’elle n’osait pas te briser le coeur, alors elle avait pris ses jambes à son cou. » Sûrement la théorie que Vael avait avancée quand il était venu lui apporter les derniers commérages de Poudlard. Où peut-être avait-elle entendu ça ailleurs ? Son sourire s’accentua alors qu’elle reprenait : « J’ai entendu un autre truc aussi : paraît que tu l’aurais accidentellement noyée. » Ça, c’était juste une rumeur qu’elle essayait de lancer. Mais ça ne prenait pas. C’était un autre principe chez elle. Foutez-la dans la merde, même si ce n’est objectivement pas grave, et même si elle a sa part de responsabilités dans l’affaire, et elle se fera un malin plaisir à gâcher vos journées.

Tu as tiqué ton dernier tac, toqué ton dernier tic.

Automne 2009.
La pièce tournait encore alors que les paupières de Robyn s’ouvraient. Elle ne reconnu pas tout de suite la pièce. Puis les événements de la veille revenaient à son esprit, le contexte aussi. Elle avait fait la rencontre d’un moldu aux apparences un peu fragiles, aux airs tendres et sympathiques. Le parfait petit pigeon, s’était-elle dit la première fois que son regard s’était posé sur lui. Mais son intérêt pour lui allait au-delà de la seule personne. Elle avait passé une soirée entière à s’intéresser à sa vie insignifiante, balisée de réussites financières sans saveur, mais assurant un compte bancaire fourni. De quoi passer de bonnes vacances, si elle parvenait à le supporter. Il n’avait rien d’exceptionnel, il n’était même pas fascinant, mais il la couvrait de cadeaux qu’elle pourrait revendre une fois leur histoire terminée. C’était donc un moindre mal. Quelques semaines avaient suffi pour que leur relation devienne un peu plus sérieuse : il lui avait proposé un week-end au vert, de s’isoler, rien qu’eux deux. Monsieur avait un chalet dans les montagnes françaises, ce qui représentait l’occasion idéale d’échapper aux responsabilités parentales et de laisser le gosse à Vael. Il me le devait bien, j’ai réussi à le garder en vie quand il était pas là, s’était-elle dit sur le moment. Pas forcément enthousiaste à l’idée de passer cet isolement avec cette conquête, elle n’était pour autant pas contre des vacances.
Ils étaient arrivés la veille. Mais ce matin, elle avait un goût amer dans la bouche. Pire que ça. Ça allait au-delà des mots. Robyn se relevait difficilement, chacun de ses mouvements la blessait, et son mal de tête martelait sa boîte crânienne. Le lit, qui avait pourtant dû coûter une fortune, n’avait plus rien de moelleux. Des flashbacks revenaient. Elle était un peu saoule hier soir, bien sûr, mais ça ne changeait pas de d’habitude. Et d’habitude, elle ne se réveillait pas dans un état aussi pitoyable. Un peu, si, mais pas à ce point. Elle se rappelle des verres qu’il lui servait, sûrement imbibés d’autre chose que d’alcool. Puis de ce qu’il s’est passé dans cette chambre, alors qu’elle était juste assez consciente pour être spectatrice et incapable de bouger. Ses jambes peinaient à la tenir debout, mais elle ne pouvait pas rester une minute de plus ici. Ces hommes sont des porcs, ça elle le savait déjà, elle ne s’était seulement jamais doutée que ça lui arriverait un jour, à elle. Robyn s’appuyait sur l’encadrement de la porte. De là, elle pouvait avoir un aperçu sur le salon et mieux jauger sa proie. Parce que c’était comme ça qu’elle avait toujours vu ses conquêtes moldues : comme des proies. Et il était l’heure de rappeler sa place à cet effronté.

Il était là, tranquillement installé dans le fauteuil, dos à elle, une tasse de café dans une main, une cigarette allumée dans l’autre, le baignant dans un fin nuage de fumée. Il avait visiblement passé une bonne nuit. Robyn s’avança, ses pas chuchotaient sur les épais tapis, il ne l’entendait pas arriver, malgré une démarche maladroite. De l’extérieur, elle se voulait aussi discrète que possible. Elle préparait son coup. Intérieurement, elle bouillonnait. Arrivée à quelques mètres de lui, elle se trahit. Il s’était retourné. Il affichait un sourire calme, semblait déjà impeccable, cheveux plaqués, chemise repassée, propre. Robyn était à l’exact opposé. Elle n’avait pas osé poser le regard sur son corps, mais elle avait une vague idée du tableau que celui-ci offrait : elle était nue, blessée, souillée. Et enragée. Lui, il avait l’air de ne pas savoir que dire, alors il commença à taper dans les futilités. « Bien dormi ? » Non. Mais il devait déjà s’en douter. Robyn ne prit même pas la peine de répondre, alors il se remit à l’ignorer, l’air plus mal à l’aise quand même. Un plan s’échafaudait déjà dans son esprit, et elle n’avait pas de temps à perdre avec des politesses non méritées. Elle s’était mise en quête de ses affaires, déposées vers l’entrée de l’habitation. Et plus particulièrement de son sac à main, un tout petit sac en cuir de bonne qualité, cadeau d’un ancien amant moldu. Elle l’avait arrangé, de façon à en agrandir la contenance. Sa baguette était sagement rangée dans l’une des poches intérieures, prête à être dégainée en cas de besoin. Et Robyn en avait besoin. Le morceau de bois, ainsi logée dans la paume de sa main, lui conférait une aura de puissance. Elle était toujours nue, misérable et souillée. Mais c’était elle qui avait l’ascendant, maintenant.
Elle fit demi-tour et revint dans le salon, s’approcha à nouveau sans un bruit de cet amant, qui la rendait autrefois indifférente, mais qui la répugnait désormais. Elle aurait d’ailleurs pu faire tout le bruit qu’elle voulait, il ne s’en serait pas soucié. Sûrement l’avait-il rendue invisible depuis qu’il avait supposé qu’elle s’était levée du mauvais pied. Pas un regard en direction de cette femme qu’il désirait pourtant hier encore. C’était peut-être ce manque de considération évident qui avait donné cette apothéose à la rage de Robyn. Sans réfléchir, elle brandit la baguette. De quelques gestes, elle fit fermer tous les volets, plongeant le salon dans l’obscurité. Elle en profita également pour verrouiller toutes les issues. L’homme sursauta, surpris par la violence de ce changement d’ambiance. Il avait compris par le cliquetis des verrous que ce qu’il venait de se passer ne venait pas d’un coup de vent violent ou du disjoncteur qui avait sauté. Il se leva d’un bond, cherchant sans doute une nouvelle issue. Il se tourna vers Robyn, soudain devenue beaucoup plus visible à ses yeux malgré la pénombre. Il n’eut pas le temps d’émettre un son, elle prenait les devants. « Ça arrive, quand on croit avoir plus de pouvoir qu’on en a vraiment. » Un sourire carnassier se dessinait sur ses lèvres, et déformait son joli minois, dévoilant toute la haine qu’elle éprouvait. Si ses pensées pouvaient se matérialiser, elles prendraient la forme d’un gros point d’interrogation. « Ah ? Donc tu vas vraiment faire comme si tu ne comprenais pas ? » La bouche de l’homme s’ouvrait, mais aucune inspiration ne se fit entendre, trahissant son manque de répartie. Il voulait répondre, mais ne savait pas quoi. Robyn prenait à nouveau les devants et le stoppa net avant qu’il tente quoi que ce soit. Un geste sec et ferme avec sa baguette, et elle contraignait sa proie à rester bien sagement assis dans le fauteuil. Il pouvait parler, mais il ne le fit pas. L’état de choc ? C’était peut-être ça. « T’embêtes pas. Ça ne sert à rien. Contentes-toi de ressentir, c’est faisable regardes : j’ai survécu cette nuit. » La simple évocation des événements de la veille suffit à faire resurgir une flopée de flashbacks dans l’esprit de Robyn. L’absence de consentement, le refus catégorique même. Elle n’en avait pas envie. Mais ça ne l’avait pas arrêté. Puis le verre de vin, ou peut-être deux ? Trois ? Elle n’était plus sûre. Le passage d’un rôle d’actrice à un rôle de spectatrice, dans sa propre vie, dans son propre corps. Consciente, mais incapable. Elle leva un index, l’air de dire : donnes-moi trente secondes. Et elle s’engouffra dans la cuisine. Robyn revint avec un couteau. L’un de ceux dont on se sert pour désosser un poulet. « Il me semble que tu as bien apprécié le moment hier ? » Son sourire était revenu, toujours aussi maléfique. « C’est à mon tour, maintenant. »

Robyn cru distinguer la lueur d’une larme formant son sillage le long de la joue de sa victime. Alors il est plus malin que je ne le croyais. Car en effet, il avait sûrement dû comprendre que son temps était compté. En même temps, l’arme blanche offrait un indice plus qu’évident. « Je n’en aurais pas pour longtemps. » Elle s’approcha de lui, tout près, le visage à une trentaine de centimètres du sien. Oui, il pleurait. « Laisse-moi deviner. Tu as une fille, je dois te laisser la vie sauve ? T’épargner ? » Le regard suppliant et larmoyant de l’homme suffisait, mais il hocha la tête avec vigueur pour être sûr que le message avait bien été interprété. « Oh. » Le sourire de Robyn avait disparu. « Tu sais très bien que j’ai un enfant moi aussi, non ? Je t’en ai bien parlé lors de notre rencontre ? Est-ce que tu t’en es au moins rappelé hier soir ? Est-ce que tu t’es même inquiété d’autre chose que de ton propre plaisir ? » Robyn se surprenait elle-même. Ses plus grosses colères s’étaient déclarées sous l’effet de l’alcool. Ce matin, elle était sobre comme un chameau. Et pourtant, elle n’avait jamais connu une telle fureur. Elle posa délicatement sa baguette sur la table derrière elle alors qu’elle parlait, puis fit glisser la lame du couteau sur ses doigts, s’assurant de son efficacité. Elle posa un regard sur l’homme alors qu’elle prenait une lente inspiration. Puis, enfonça la lame dans son abdomen. Un filet de sang apparaissait à travers la chemise. « Drôle de sentiment, hein ? De voir quelqu’un décider de ce qu’il veut faire de toi ? En toute impunité, à l’abri des regards, sans issue de secours. Un mélange d’horreur, d’incompréhension, de honte, de dégoût, de colère ? » J’espère que c’est le cas. « Et je suis clémente. Tu n’auras pas à t’en rappeler longtemps. » Il n’aura pas même le temps de la remercier. La lame toujours dans sa chair, Robyn la fit tourner. Encore et encore, provoquant des cris de douleurs. Elle croisa son regard, pouvant y lire l’horreur qu’elle a ressenti la veille. Elle lui adressa un autre sourire, cette fois plus serein, plus satisfait, puis reporta son attention sur son travail. Elle sorti la lame pour la replanter plus violemment, cette fois au niveau du thorax. Elle entendait encore sa respiration. Elle recommença, s’assurant d’avoir abrégé cette existence. Puis encore. Et encore. Et encore. Ce n’était plus une question d’être sûre qu’il soit mort. Ce n’était plus qu’une façon d’évacuer sa colère. Des gouttes de sang jaillissaient dans toutes les directions, imprégnant Robyn, imprégnant les tissus du fauteuil, du tapis, des meubles, du parquet.

Il lui sembla qu’une éternité était passée. Le regard de l’homme était éteint, la vie l’avait quitté. Robyn n’avait pas bougé. Apaisée, mais prenant lentement conscience des conséquences. Elle avait peut-être une solution, mais rien de sûr. Elle adressa tout de même ses dernières paroles, plus posée, d’un ton calme et froid. « Tu veux mon avis ? Je ne pense même pas que tu aies été une bonne personne, ne serait-ce qu’une fois, pour qui que ce soit. T’as juste fini crevé au milieu de nulle part, parce que tu t’en es pris à la mauvaise personne. » Puis elle cracha : « Personne ne te regrettera. J’espère seulement que tu seras là, quelque part, pour le constater de toi-même. »
Robyn laissa le chalet en l’état. Personne n’ira le chercher tout de suite, il a crié son escapade sur tous les toits. Avant de claquer la porte derrière elle et de disparaître des lieux, elle prit tout de même le soin d’envoyer un mot.

printemps 1996
La plus grande honte de sa vie. Elle savait très bien ce qui allait arriver si le foetus parvenait à survivre. Elle savait très bien qu’elle ne pourra jamais compter sur le soutien de ses parents. Mais elle pensait pouvoir être débarrassée de sa condition avant qu’elle ne se voit. Elle était passée à l’interrogatoire. Elle avait refusé d’avouer l’identité du père, et commençait à ficeler un mensonge autour d’un sorcier respectable mais dont le nom était assez peu connu. Robyn était fière de la façon dont elle arrivait à se sortir des situations délicates, comme lors de ses nombreuses conneries à Poudlard, qui n’avaient jamais provoqué son renvoi. Mais c’était sans compter sur les capacités de son petit frère, King. Pour Robyn, il n’avait toujours été qu’un enfant, elle le considérait à peine - contrairement à ses parents. Ils étaient tous les quatre installés à la table du salon rouge. Le silence n’était brisé que par les questions des parents et par les réponses de l’aînée. Robyn remarqua les regards de ses géniteurs sur King. À croire qu’il était déjà suffisamment apte à prendre des décisions sur l'avenir de sa soeur. Elle comprit vite pourquoi quand il prononça les mots : « Vael Moreau. Sang-de-Bourbe. » Son don de legilimencie. Ce petit frère qu’elle avait toujours cru avoir dans la poche la trahissait finalement. Robyn n’avait qu’une seule solution viable : supplier son frère pour qu’il défende sa cause, parce que c’était le seul dont les paroles sonnaient comme des chansons aux oreilles de leurs parents.

Peut-être que King l’avait prise en pitié. Ou peut-être qu’il voyait là une opportunité. Mais King avait parlé au nom de Robyn, et avait visiblement fourni suffisamment d’efforts pour que sa grande soeur ait quand même un toit au-dessus de la tête. Pour elle, et pour son enfant à naître. Mais quel toit : j’aurais plutôt appelé ça une ruine. Les Brixton avaient choisi le pire logement de la région. Des fissures serpentaient sur tous les murs, une odeur de moisi s’était imprégnée dans tout l’appartement, et il semblait qu’une famille de cafards y avait déjà élu domicile. La pluie gouttait ça et là dans l’unique pièce et les fenêtres permettaient d’avoir un aperçu en temps réel des conditions météo de l’extérieur. C’était pas un cadeau, c’était une punition. Mais punition ou non, Robyn n’avait alors pas d’autre choix que d’accepter. Elle était trop scolarisée pour déjà réussir à gagner sa vie, et trop enceinte pour préférer crécher dehors. Quelques sorts suffiraient pour réparer le gros des dégâts, mais s’ils avaient voulu trouver pire que ça, ils n’y seraient pas parvenu.

C’était trop. Et c’est la dernière fois. La dernière fois qu’elle souffrait de leurs mesquineries.

À force de regarder l'abîme, l'abîme regardera en vous.

Mai 2004.
Le grand retour, chez les Brixton. Le père n’était pas disposé à mener d’une main de fer sa propre maison, alors Robyn s’était incrustée lors de l’une de leurs fameuses réceptions - celles qui servent à préserver les apparences, celles qui servent à entretenir de bons contacts avec les autres familles de Sangs-Purs. La météo offrait une occasion idéale pour un cocktail party dans les jardins. Des plateaux volants transportant et offrant des coupes de champagnes se frayaient un chemin parmi les convives. Des abeilles aussi, attirée par les fleurs parfaitement entretenues des lieux, et probablement aussi par les mets sucrés disposés sur les nombreuses tables. Robyn reconnaissait très peu de monde, son dernier événement mondain remontait à il y a si longtemps. Et très peu de ces gens la reconnaissaient aussi, de toute façon. Ceux qui devinaient les traits des Brixton sur la blonde ne cherchaient pas spécifiquement à aller lui adresser quelque mot. Elle était connu pour avoir déshonoré sa famille, même si ses parents avaient étouffé l’affaire en oubliant de la mentionner. Pas comme si elle avait eu une quelconque importance, même quand elle vivait sous ce toit. Pas grave, elle n’était pas là pour eux, mais pour King. Il lui avait envoyé une invitation quelques jours plus tôt. Et s’ils n’avaient pas perdu contact, leur relation restait presque formelle. Robyn lui écrivait quand elle avait besoin d’aide, et King lui répondait, rien de plus. Peut-être parce qu’il s’amusait systématiquement à sonder mon esprit quand je le voyais ! Elle le repéra au milieu de la foule, en pleine conversation. Elle le reconnu à peine. Décidément, on a de bons gènes dans cette famille. Elle le rejoignit d’un pas ferme et le coupa dans sa conversation. « Tu voulais me parler ? »

L’intérieur n’avait pas changé depuis que Robyn avait quitté la demeure familiale. Pourtant, elle semblait découvrir les lieux. C’était peut-être elle, qui les voyait avec un regard différent. On dirait une maison de vampires. Tous ces tableaux, ces rideaux, ces décorations luxueuses qui avaient vidé l’habitat de son âme. Ce n’était que l’héritage d’une famille de Sangs-Purs. Une maison qui faisait honneur à ses anciens résidents morts, seul témoignage d’un nom qui se frayait un chemin dans la société. King et elle étaient dans le grand salon, là où ils se réunissaient en famille lors des repas. La pièce était vide. Pas une trace du père, ni de la mère. « Où sont-ils ? » Demandait Robyn, méfiante, s’attendant à une embuscade. Et King lui expliqua tout. La maladie du père, plongé dans le coma, impossible à soigner avec la magie traditionnelle. King qui prend les commandes de la maison et des affaires familiales, leur mère au chevet du père. Était-elle dévouée à ce point ? Elle ne jouait pas un jeu, alors ? Robyn n’avait que plus de mépris pour sa génitrice, qui s’était totalement oubliée pour un homme, en l’honneur d’un nom qui n’était pas le sien. « OK. Du coup, pourquoi m’avoir fait venir ? Tu veux que je t’aide à rédiger le testament ? » Mais King avait une autre proposition à lui faire, une autre révélation à lui dévoiler. Il s’était récemment tourné vers la magie noire. Cela ne choquait pas Robyn. Même plus, ça attisait sa curiosité. Pas qu’elle avait un intérêt à pratiquer la magie noire, elle aussi. C’était déjà difficile de trouver un but à sa vie. Mais quelque chose dans l’évocation de la magie noire… l’attirait ? Et aussitôt, elle sentit quelque chose s’infiltrer dans son esprit. « ARRÊTE ÇA ! » C’était pour cela qu’elle ne voyait plus son frère, en dehors des lettres qu’ils échangeaient. Elle ne voulait plus qu’il s’infiltre dans ses pensées, elle ne voulait plus qu’il la trahisse ou devine ses intentions. Et encore plus maintenant. Maintenant que ses souvenirs se mélangeaient à des relents d’alcool, transformant la fille Brixton modèle en devenir à déchet de la société. Il était hors de question que son petit frère en sache plus à son sujet qu’elle-même. « Si t’as besoin d’aide, j’ai besoin d’être sûre que t’arrêtes de faire ça. Je supporte pas. Et t’as pas le droit. »

C’est ce qui avait conduit à leur pacte de sang. King avait promis d’arrêter de s’immiscer dans les souvenirs de son aînée. Et Robyn en échange lui avait promis de l’aider à acquérir ce dont il avait besoin. Surtout des artéfacts. Pour la plupart détenus par des hommes. Mais les hommes, elle savait comment les charmer et obtenir ce qu’elle voulait de leur part. Ça ressemblait au compromis idéal.

Juin 2010.
C’était toujours la roulette russe, avec l’alcool. Mais Robyn embrassait chacune de ses facettes. Tantôt ivre de joie, tantôt au fond du gouffre, un jour pseudo-poète, l’autre cavalière de l’apocalypse ou reine des bêtises. Elle savait que ça commençait avec une ambiance de trajet : gin, vin, bière, whisky, tout ce qui était à portée de main y passait. Mais elle ne connaissait pas d’avance sa destination. Et c’était cette envie de voyage et de surprises qui la faisait toujours basculer à nouveau. Ce n’était pas de l’addiction, non, juste une nouvelle aventure, juste une soif de révélations. Parce qu’elle y était tellement habituée, à cette soif, qu’elle n’était plus capable de se reconnaître sans. De quelle humeur était-elle aujourd’hui ? L’alcool le dira. Que pensait-elle d’une personne, d’un objet ou d’une situation ? L’alcool le dira. Quelle décision prendre ? Même réponse. Sobre, elle n’est qu’une copie dont la personnalité est enfermée dans une carapace, où les sentiments et les pulsions sont tus pour ne faire paraître que ce qui est acceptable.
Et ce soir, ce nouveau voyage s’appelait « rhum ambré ». Une bouteille bon marché, presque donnée. Elle n’avait pas un rond en poche, et pas la force non plus de faire les yeux doux au premier venu contre quelques gorgées. Alors elle avait placé deux flasques dans son soutien-gorge à la supérette, faisant toutefois mine officiellement d’acheter un lot de compotes pour bébé afin de brouiller les pistes. Elle n’avait pas attendu d’être rentrée pour consommer. Elle appréciait ces moments, seule à l’air frais, ses pensées ralentissant à mesure que la première flasque se vidait. Après chaque gorgée, le liquide était plus facile à ingurgiter. Elle savait qu’elle ne trouverait personne chez elle. Ni chez son ex. Ils étaient tous au bal. Elle avait été cordialement invitée à ne surtout pas venir. Non seulement elle n’était pas présentable, mais en plus elle aurait pourri la soirée. Soit elle aurait attiré l’attention en sa défaveur, soit elle aurait dilué l’alcool dans le jus de citrouille, et Vael ne voulait peut-être pas prendre ce risque. J’m’en fous, si ce n’est pas moi, quelqu’un d’autre le fera. Et ça lui ira très bien comme ça, finalement. Un peu de solitude. Pas que Robyn était la créature la plus sociable en temps normal, mais elle avait rarement eu l’occasion de profiter du silence.

Mauvaise foi nocturne.

Mars 2010.
Elle tapa trois fois sa main contre le coussin du canapé, fixant droit dans les yeux la petite chèvre, étrangement calme. Pour une fois. C’était sa façon d’appeler son fils ou le père à venir s’installer avec elle : la façon que d’autres ont d’appeler leur animal de compagnie. La chèvre fit un bond et se lova contre Robyn. AJ. Il lui arrivait, pour avoir la paix ou juste quand elle avait envie de rigoler, de transformer la chèvre en enfant ou l’enfant en chèvre. Ou les deux. Ensuite, elle attendait patiemment que Vael revienne, et elle le laissait se démerder. Parfois elle attendait de voir combien de temps il lui fallait pour qu’il s’en rende compte, mais ça finissait rarement bien.
Elle était déjà bien pétée, la Robyn. Pour ne pas changer. Y avait que comme ça que le quotidien était supportable. Pétée au point où elle n’était même plus répugnée à l’idée d’installer une chèvre - même s’il s’agissait de son fils - sur ses genoux. « Viens-là, toi. » Pétée au point où elle appréciait même donner des caresses à cet animal - même si, encore une fois, il s’agissait de son fils. Pétée au point où elle arrivait même à libérer sa parole avec sa progéniture. C’est plus facile quand je sais que la seule réponse qu’il peut avoir c’est de bêler. Peut-être même que c’était plus facile parce qu’elle s’imaginait que sous cette forme, il ne pouvait pas comprendre un traitre mot de ce qu’elle débiterait. Ce n’était plus un bébé depuis longtemps. Et même quand ça avait été le cas, Robyn ne s’était jamais montrée très communicative avec lui. « Tu sais que t’es trop beau, comme ça ? » Elle ne sait même pas pourquoi elle avait dit ça. L’image de Naine Folle, la vraie chèvre, ne lui inspirait pas la moindre affection. Voir sa vieille tête faillit lui provoquer une série de hauts-le-coeur. Et finalement, elle était pétée au point où le personnage de Naine Folle s’était éclipsé, et où il n’y avait plus que son fils, poilu et cornu. Elle était pétée au point où l’alcool s’était transformé en sérum de vérité : « T’es pas tombé sur la meilleure famille, hein ? »

« Je m’en vouloir… Non. » Elle cherchait le sens des mots qu’elle essayait de vomir. « Je me voulais de te veux… » Toujours pas. « Je m’en veux de ne vouloir… » Presque, essaies encore. « Je m’en voudrais presque de ne jamais t’avoir voulu, » crachait-elle. « T’étais là, t’étais une grosse erreur, et je savais que tu allais gâcher ma vie. » Comme la plupart des hommes qui ont croisé mon chemin. « Si tu savais le nombre de fois que j’ai essayé de te tuer. » Elle se remémorait ses expériences infructueuses dans la salle de potions, ses quelques dizaines de dégringolades volontaires dans les escaliers de pierre de Poudlard - elle n’en avait rien obtenu d’autre que des bleus - et sa consommation, devenue vitale, d’alcool et autres substances potentiellement tueuses de foetus. À l’époque, elle avait eu trop honte d’avouer à des professionnels ou pire, à ses parents, sa condition. Elle espérait bien se débrouiller toute seule. Et elle avait suffisamment de suffisance pour s’en croire capable. « Mais t’étais trop fort, » admettait-elle, puis elle ajoutait : « Et con. Parce que n’importe qui de sensé ne voudrait pas hériter de deux épaves. Trois, si on compte ta grand-mère paternelle. Sauf si tu connaissais déjà tes grands-parents de mon côté, et pour ça je ne peux que te respecter, mais c’est foutu d’avance. La faute à ton père, si tu veux un fautif. »
Elle sentait les larmes lui monter aux yeux, expression de sentiments qu’elle maintenait sous la surface, qui resurgissaient accompagnés de la désinhibition provoquée par la boisson. Du regret, pour la grosse partie. « J’avais pas envie de m’attacher à toi. » Qui en aurait eu envie, à sa place ? Elle ne voulait pas de lui, et elle s’est pourtant retrouvée coincée avec lui. Non seulement ses avortements n’avaient pas fonctionné, mais elle n’avait pas pu compter sur le soutien de sa propre famille quand AJ est arrivé - si ce n’était pour avoir un misérable toit au-dessus de la tête. Elle n’avait pas pu compter pleinement sur Vael non plus, étant parti étudier des monstres plus facilement domptables qu’un bébé selon elle. Bien sûr qu’il revenait. Mais c’était toujours temporaire, et en attendant elle devait se taper la belle-mère en plus du rejeton. Elle était entourée, mais elle se sentait seule. « Et j’suis pas sûre de pouvoir t’apporter ce que tu mérites. » Elle parlait d’amour. Des lustres avaient passés, et elle était toujours incapable d’aimer sa progéniture. L’était-elle ? En tous cas elle ne le lui avait jamais dit. Même imbibée comme elle l’était ce soir, c’était des mots trop durs à cracher, ils pourraient l’étouffer. Les a-t-elle déjà prononcés, de toute façon ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Pourquoi s’y risquer ? « Je… t’apprécie. » Et ce serait sûrement tout ce que AJ pourrait espérer de mieux de la part de sa mère. Même ses amants n’y avaient jamais eu droit. « C’était une bonne chose que tu sois là, finalement. »
Robyn posa sa nuque sur le dossier du canapé, l’animal sur ses genoux. Elle était vidée de toute énergie, et la nuit, déjà bien avancée, l’appelait à s’endormir.

Elle sentait le sommeil venir, ses paupières pesaient, elle peinait à garder les yeux ouverts. Elle n’avait pas la moindre idée de l’heure qu’il était, elle ne savait même pas si son état lui permettait encore de savoir lire l’heure. Robyn s’abandonnait petit à petit, s’assurant seulement par moments que son enfant chèvre, toujours allongé sur ses genoux, n’avait pas chuté à terre. Maintenant qu’il était né et grand, c’était plus difficile de mettre fin à son existence. Elle allait partir définitivement dans le royaume des rêves, mais un mouvement dans le coin de son champ de vision l’en extirpa rapidement. Quelques clignements des yeux, et elle remarquait l’ombre d’une silhouette se dirigeant vers la cuisine. On peut pas avoir de cambrioleurs, ici ça ne donne pas envie de nous voler. Elle se redressait sur le canapé, sans se lever pour autant. Elle tentait juste de rester silencieuse, tout en espérant lever le mystère sur l’identité de l’intrus. « AJ ? » Qui ça pouvait être d’autre ? Robyn sortit de sa léthargie, cligna encore des yeux, puis les ouvrit en grand alors qu’elle sentait toujours la présence de ce petit être paisible sur ses genoux. Son regard passa de AJ à la chèvre, puis de la chèvre à AJ, puis vice-versa et enfin versa-vice. Elle ne voulait pas y croire. Avait-elle aussi transformé la chèvre en adolescent ? Ça semblait peu probable, Naine Folle en humain n’avait pas l’air aussi… humaine. « Attends, c’est… ? » Elle espérait très fort que le garçon lui répondrait avec un bêlement haineux. Au lieu de ça, il arborait un grand sourire : « Ouais, » confirmait-il avant de lui donner une explication : « T’as bien essayé de la transformer elle, mais papa a prévu le coup ». Robyn remarquait finalement la rune de protection, la narguant, pendouillant depuis le collier de Naine Folle. AJ continuait, son sourire démoniaque toujours présent sur son apparente gueule d’ange : « J’ai vu que vous vous étiez rapprochées toutes les deux, j’ai pas osé mettre fin à ce moment. » Naine Folle détalait finalement des genoux de la blonde, sentant la tempête arriver. Robyn enrageait. Cette connasse en a profité. Elle se releva d’un bond pour tenter de donner un coup de pied à Naine Folle tant qu’elle était encore proche. Mais l’alcool avait ralenti son temps de réaction, et il était déjà bien trop tard quand sa jambe fendit l’air. Son pied tapa contre la table basse, ce qui obligea Robyn à s’affaler de nouveau dans le canapé, seule et énervée. Elle en voulait à Naine Folle d’avoir profité de la situation. Un peu aussi à AJ, qui s’amusait de la situation. Mais par-dessus tout, elle en voulait à Vael. Elle en voulait à Vael parce qu’il avait pas d’humour, et que cette fois ça ne la faisait pas rire du tout.